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LINDEPENDANT.SN-Depuis plus de deux ans maintenant, la vie publique sénégalaise est caractérisée par une réelle crispation et une véritable tension politique, en raison des scènes de violence d’une ampleur sans précédent.

Il est vrai que la tension politique est consubstantielle à notre démocratie ; il est tout aussi vrai que tant les périodes pré-électorales que celles qui suivent les opérations électorales sont souvent marquées par des turbulences, des arrestations d’opposants, et parfois même des morts d’hommes.

Cependant, les observateurs avertis de la vie politique sénégalaise conviendront que notre pays n’a pas connu par le passé une crise politique d’une aussi grande ampleur que celle qu’il a récemment traversée. S’y ajoute une certaine polarisation de la vie publique, où il est presque impossible de trouver une position neutre : dans les représentations, on est forcément pour un camp ou contre un autre.

Les pétitions en faveur d’un camp ou contre un autre, se multiplient, et les intellectuels et/ou universitaires d’ici et d’ailleurs sont souvent sollicités. L’auteur de ces lignes n’est manifestement pas un cas isolé, car il a cosigné une déclaration commune avec plus de 1200 autres acteurs (D1200 dans la suite du texte), prenant ainsi position à l’opposé d’une autre déclaration signée par plus de 140 (D140) autres acteurs de la vie publique.

C’est le lieu de rappeler que ces derniers dénonçaient, dans leur déclaration, en date du 23 août 2023, un totalitarisme rampant au Sénégal, notamment l’arrestation d’opposants, et appelaient à leur libération ainsi que leur participation aux prochaines élections.

L’objectif de cette contribution est, dans le respect des différences, de proposer une lecture lucide et sans passion, de la situation politique actuelle, qui, sans prétendre à la neutralité intellectuelle, contribuera, je l’espère, à enrichir le débat public.

Le combat pour la libération d’hommes politiques détenus peut-il justifier les actes dirigés contre certaines institutions dont l’université ?

Pour répondre à la question ainsi posée, je voudrais revêtir ma casquette de Recteur et de simple acteur d’une université qui a été vandalisée, incendiée et humiliée pour exprimer mon point de vue. Je voudrais d’ores et déjà rappeler que depuis un certain temps, notre université a décidé de mettre à son service les technologies de l’information et de la communication ainsi que l’expertise de son personnel, enseignant comme administratif et technique, pour accroitre ses performances dans tous les domaines.

Dans ce cadre, elle a considérablement amélioré son système de sécurité, en mettant en place une plate-forme de vidéo-surveillance et de reconnaissance faciale, dont l’efficacité semble encore méconnue du grand public. À ce jour, il est très difficile pour quiconque de commettre un méfait dans l’enceinte de l’UCAD sans être identifié. À la suite des événements malheureux de juin 2023, une plainte contre X avait été déposée au niveau de la Sûreté Urbaine ; elle était accompagnée d’images captées par notre système de surveillance interne. Par conséquent, cela n’a pas été une surprise pour nous lorsque la police a annoncé l’arrestation de celui qui passe pour être le « cerveau » des saccages de l’UCAD, sur la base des images fournies par nos services.

S’il est vrai que l’existence de telles pièces à conviction ne saurait être assimilée, avant l’intervention d’une décision de justice, à une preuve de la culpabilité des personnes arrêtées dans le processus d’investigation criminelle en cours, il n’en demeure pas moins qu’elles suscitent des questions auxquelles les personnes incriminées ont l’impérieuse obligation de répondre, ne serait-ce que pour apporter leur concours à la justice, et, ainsi, contribuer à la manifestation de la vérité devant le tribunal de l’histoire.

C’est là que je réprouve la stratégie de défense de certains hommes politiques qui refusent de répondre aux convocations de la justice et, qui lorsqu’ils sont obligés de comparaître, refusent de répondre aux questions des magistrats. Mon sentiment est que, dans les procédures en cours, toute personne interpellée par la justice, qu’elle soit membre d’un parti politique ou qu’elle prétende se présenter à la prochaine élection présidentielle, doit répondre, car il ne pourrait y avoir, pour les hommes politiques, une immunité que rien ne saurait justifier.

Dans la même optique, on ne saurait être d’accord avec ceux qui proposent que soient libérés sans aucune garantie ceux qui refusent de répondre aux questions légitimes posées par les magistrats et les officiers de police judiciaire, qui attendent urgemment des réponses de leur part. Qu’ils soient en liberté ou en détention, nous avons besoin qu’ils comparaissent devant la justice pour que la vérité éclate enfin. Il ne peut être question pour l’université de faire passer par pertes et profits les crimes ignobles qui ont été perpétrés dans son espace pédagogique lors de la journée du 1er juin et de celles qui l’ont précédée. Les autres crimes perpétrés ailleurs dans le pays doivent également être élucidés, et leurs auteurs, complices et commanditaires, doivent être identifiés et punis.

Libertés publiques et autorité de l’Etat

Les récentes violences politiques observées au Sénégal et les vagues d’arrestations des leaders politiques et d’opinions qui ont suivi ont relancé le débat sur le caractère démocratique ou non du Sénégal. Selon certaines récentes tribunes signées par des intellectuels de grande réputation, soit individuellement soit en groupe, le pays aurait connu un recul démocratique sans précédent et ne mériterait plus son statut de vitrine de la démocratie en Afrique. Bien sûr, le camp opposé a réagi face à ces accusations avec des arguments qui ne manquent pas de poids.

À mon avis, une faiblesse marquante de l’argumentaire présenté dans les deux cas est le manque criant de données tangibles pour les étayer. D’un côté, on brandit des manifestes politiques sans grande base scientifique, si l’on ne se limite pas à des injures ou des jugements de valeur sans fondement. De l’autre côté, on met en avant le bilan du régime en place, sans grande nuance et on se livre à des comparaisons souvent hâtives entre le Sénégal et les grandes démocraties comme les États-Unis et la France. Dans les deux cas, la passion semble l’emporter sur la rigueur de l’analyse.

Dans un climat de crise mondiale de la démocratie, un rapide examen des indicateurs de gouvernance et de libertés publiques révèle clairement que le Sénégal maintient sa position en tant que démocratie et pays de liberté hormis les récents développements politiques. Le rapport Freedom House pour l’année 2023 lui attribue un score de 68 % en ce qui concerne les droits politiques et les libertés civiles.

Le rapport du Freedom est publié annuellement par une équipe d’analystes et d’experts issus de divers milieux professionnels, qui utilisent une large gamme de sources d’informations pour évaluer les pays et les territoires du monde. Le score de chaque pays est déterminé en combinant une panoplie d’indicateurs qui sont regroupés dans sept strates : les droits politiques, le pluralisme politique, le fonctionnement de l’Etat, les libertés civiles, les droits d’association et d’organisation, l’Etat de droit, et enfin l’autonomie individuelle et les droits individuels.

Parmi les pays africains inclus dans ce classement (presque tous), le Sénégal occupe la dixième place. Comme le met en exergue le graphique ci-dessous, au fil des années, le Sénégal a maintenu un score en termes de droits politiques et de libertés civiles qui est constamment supérieur aux moyennes régionale (Afrique de l’ouest), continentale (Afrique) et mondiale. Le Sénégal est mieux classé que des pays comme le Kenya, la Tanzanie, Singapour, la Malaisie, la Turquie, le Mexique, et j’en passe. Son score est ainsi supérieur de 33% à la moyenne de la CEDEAO, 28% à la moyenne mondiale et 70% à la moyenne africaine.

Les évaluations d’autres institutions, telles que le Millenium Challenge Corporation (MCC) et l’indice Mo Ibrahim, vont dans la même direction. Il est cependant important de noter que le score du Sénégal s’est légèrement détérioré au fil de ces trois dernières années ; ce recul est dû aux événements que nous connaissons, sans pour autant constituer une exception sur le plan mondial. Des pays références de la démocratie tels que la France, les États-Unis, et la Grande Bretagne ont connu un sort similaire sur la même période.

Par exemple, le score des États Unis est passé de 86% en 2019 à 83% en 2023. En fin de compte, ces données mettent en relief la nécessité d’une vigilance constante et d’un engagement renouvelé en faveur de la démocratie, non seulement au Sénégal mais également à l’échelle internationale. Mais ces fluctuations reflètent également la tension qui apparait de plus en plus entre la nécessité de préserver les libertés publiques et celles de réprimer, même dans les grandes démocraties, les velléités de certains groupes (terroristes, subversifs, et autres) d’exploiter les failles des systèmes politiques libres pour faire avancer leur agenda.

Par ailleurs, il est important de noter que l’objectif premier de tout système politique, quel qu’il soit, est la préservation de sa propre survie. Dans tous les pays, qu’ils soient démocratiques ou non, dès que la survie du système est menacée, des mesures d’exception deviennent nécessaires pour en assurer la protection ainsi que celle des avantages qu’il procure à tous.

L’opposition qui est souvent faite, dans les récentes tribunes, entre l’exercice de l’autorité de l’Etat et la protection des libertés publiques et la démocratie ne me semble pas appropriée. Seul un Etat fort et juste est en mesure de garantir les libertés publiques et la préservation du système politique. Les actes de guérilla urbaine que le pays a connues ces derniers mois, constituent, à n’en point douter, un important défi à l’autorité de l’Etat et à sa stabilité.

À mon avis, sans tomber dans l’excès, il est important que l’État du Sénégal poursuive, de façon impartiale, ses efforts visant à rétablir l’ordre et la sécurité publique, qui constituent des éléments fondamentaux de ses responsabilités régaliennes. Toute défaillance ou faiblesse dans l’exécution de cette mission pourrait entraîner une prise en main par les populations de leur propre sécurité, ou des ingérences étrangères opportunistes. L’exemple des États en faillite, comme Haïti et bien d’autres, doit nous rappeler cette réalité.

Pourquoi j’ai cosigné la déclaration du G1200

En souscrivant à une déclaration commune avec plus de 1200 autres cosignataires, à la date du 28 août 2023, j’étais guidé par la volonté de prendre ouvertement position contre la déclaration de 140 intellectuels et universitaires demandant l’élargissement d’un homme politique mis en détention. À cet égard, une question préliminaire qui ne cesse de m’intriguer est de savoir pourquoi autant d’énergie est dépensée pour maintenir dans la compétition électorale un président qui a déjà déclaré sa non-candidature aux prochaines élections. Même s’il reste dans le jeu, avec un plan de succession qu’il cherche à matérialiser, il est manifestement hors compétition. Dans tous les systèmes politiques, dès que quelqu’un sort de la compétition, il cesse de concentrer sur lui une attention qui se déplace alors vers ses potentiels successeurs.

En Amérique, un président dans la situation de Macky Sall est qualifié de « Lame Duck », c’est-à-dire un homme dont il faut chercher à tirer le bilan, plutôt que quelqu’un qui continue à polariser l’attention des concurrents. La situation que nous vivons actuellement a ceci de particulier que le président sortant est violemment pris à partie, comme s’il s’agissait de quelqu’un qui chercherait à se représenter. Tout aussi surprenantes et grotesques, sont les accusations dont nous, cosignataires de la D1200, avons été l’objet, et portées par ceux qui considèrent que nous ne serions que des « intellectuels alimentaires » ou des « gratte-papiers » en quête de sinécure. Quelqu’un à la recherche d’une sinécure ne chercherait-il pas plutôt à se ranger derrière un candidat encore en course ?

À mon avis, toutes ces critiques à l’encontre du président et de la démocratie sénégalaise n’ont qu’un seul objectif : exercer une pression maximale sur lui pour qu’il libère le leader politique de leurs auteurs et lui permette de participer aux prochaines élections. Je le répète, en tant que Recteur d’une institution qui a été saccagée et vandalisée, comme l’UCAD l’a été, je ne saurais cautionner que de tels actes graves soient négligés.

Ce serait une injustice énorme envers toute la communauté universitaire et un précédent dangereux pour l’avenir de la nation, compte tenu de ce que représente l’université pour le Sénégal et, au-delà, pour la sous-région. Nul n’ignore que l’université est au cœur de la société et les images du saccage que personne n’a osé défendre ne peuvent laisser insensible une conscience humaine. Alors, sans faiblesse coupable, il faudra que l’État prenne les mesures idoines pour rassurer les citoyens et mettre hors d’état de nuire les auteurs de ces attaques d’une rare barbarie, conformément à la Constitution et aux conventions internationales ratifiées par le Sénégal.

Ahmadou Aly Mbaye
Professeur d’Economie et de Politiques Publiques
Recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar

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